ANTHROPOLOGIE DE L'ESPACE
« Le lien entre espace et lieu, c’est l’homme. En tant qu’être au monde, il est un être spatial et il est un être fondateur de lieux »
Henri MALDINEY - 'Topos-logos-aisthesis' in Le sens du lieu, Collectif, Bruxelles, Ousia, 1996, p. 13-34
OBJECTIFS
Ce cours fait suite à l'introduction à la Sociologie et l’Anthropologie offerte en première année. Celle-ci visait à une sensibilisation au vocabulaire ainsi qu’une initiation au découpage en catégories explicatives, puis proposait une lecture de leur inscription dans l'espace au travers de quelques exemples, afin d’aborder la notion de « milieux habités ».
Les objectifs de ce cours sont pluriels. Il s’agit d’abord de rappeler que les Sciences Humaines et Sociales ne sont pas un simple faire- valoir, une sorte d'illustration des potentialités d'usage de l'espace construit, mais qu’elles sont à la fois l'outil de leur (re)connaissance et l'instrument d'une articulation entre composition architecturale, logique sociale et dimension historique. Que l’on ne peut donc pas limiter les pratiques spatiales à un simple justificatif' de l’architecture, à une sorte de fourre-tout fonctionnel alimentant le projet.
Parmi toutes les questions que l'architecte doit se poser, nous pourrions retenir celles-ci :
- Qui sont les destinataires des espaces qu'il projette, puis qu’il construit ?
- Quelles représentations en ont-ils ?
- Quels en sont les modes d’habiter, au sens large?
- Quels rapports entretiennent pratiques et représentations dans notre société ?
Un autre objectif consiste à inviter les étudiants (pourtant déjà habitués, par le projet, à une certaine mise à distance de l'espace) à se décentrer encore un peu plus pour les conduire à se représenter des espaces inconcevables hors de tout contexte à la fois symbolique et concret, à mesurer les différentes échelles d’intervention sur la ville, à relativiser l’architecture pensée trop souvent comme simple objet formel, au détriment de l’incontournable prise en compte de la notion de « lieu » ou de « milieu ».
Enfin, il s’agit d’aborder ici avec un regard neuf une question fondamentale chez les architectes, celle du type ou du modèle, en articulation avec l’éternelle querelle entre Tradition et Modernité.
Comme le souligne Gaudenz Domenig, des exemples anciens peuvent être d’un type plus récent que des constructions plus récentes. On pourraitt alors reprendre la question que pose Henry Raymond :
- Est-ce que le type engendre l’espace ou est-ce plutôt l’inverse, c’est à dire l’espace qui engendre le type ? Ce qui conduit à une deuxième question, fondamentale elle aussi :
- Le modèle mis en place par une société induit-il des pratiques ou bien y-a-t-il à l’origine une pensée sur l’espace, une idée même d’espace ?
CONTENU
En raison de la déshérence des explications données aux dynamiques de la modernité, le détour anthropologique semble revenir en force comme mode de ressourcement explicatif. L’accent est mis aujourd’hui sur l’écart, le décalage, le quotidien et la prise en compte de la non-fixité des faits sociaux, mais aussi sur la prééminence du contexte, spatial et temporel. Nous ne pouvons que nous en réjouir !
L’espace est support de pratiques et de représentations, il est le lieu des relations sociales. Vivre un espace, pour une société, c'est se l'approprier en fonction d'un système de représentation, c'est en apprendre les possibilités, les règles comportementales (conscientes ou inconscientes) et les enjeux en terme d'activités quotidiennes ou exceptionnelles, mais aussi en terme de choix technologiques. Autant de domaines par lesquels le groupe social s'exprime à tous les niveaux de sa structure, mais qu'on ne saurait limiter à de seuls aspects fonctionnels.
Pourtant, l'espace n'est pas le seul 'réceptacle des pratiques sociales', un cadre de référence ou un support des usages, il est une réelle production du système social, un dispositif actif, un objet que l'on peut étudier en tant que tel. Il est une projection de la société, de ses codes et de ses desseins. Les configurations spatiales ne sont donc pas seulement des produits mais des producteurs de systèmes sociaux. Ils n'occupent pas seulement la position de l'effet mais aussi celle de la cause : tout en étant garants de l'identité sociale et culturelle, ils en assurent aussi la reproduction. Figures spatiales et structures sociales se correspondent.
Dès lors, il ne s'agit pas seulement de montrer la façon dont la société s'organise dans l'espace, mais réellement comment elle-même organise l'espace, comment elle en fait des lieux, comment elle organise le temps et en fait des évènements.
L’architecte se doit de travailler à toutes les échelles, locale et globale, il se situe à la fois dans la théorie et dans la pratique, dans la géographie et dans l’histoire. Il lui faut, sans cesse, combiner la question de savoir qui produit la ville avec la question de savoir comment celle-ci est habitée, quelles en sont les représentations, les règles, les enjeux, les temporalités...
Une des qualités de l’Anthropologie, en réaction sans doute à une visée un peu globalisante, est de s’être intéressée aux particularismes, aux spécificités, d’avoir montré en quoi un groupe était différent d’un autre et en quoi il était différent de ses prédécesseurs. D’avoir prouvé que les rapports sociaux s’articulent autour de pratiques, de logiques, de changements et s’ancrent de façon précise dans le territoire, d’avoir également montré que lire la ville permet de lire les relations sociales.
Le rapport de chaque groupe social à son territoire est constitué par un ensemble de représentations mentales, images à la fois individuelles et collectives qui se basent sur des pratiques, des repères, des symboles, une culture, une éducation, des pratiques corporelles et l’expérience personnelle de chacun. Autant de paramètres qui peuvent relever de la longue durée, mais qui sont à la fois relativement fugitifs et changeants. Ainsi, partir des usages peut permettre d’élargir la réflexion à des milieux habités de plus en plus larges (le logement, l’immeuble, le quartier, la ville, le territoire...) et de comprendre la pluralité des visions sur le monde, d’appréhender leur évolution et leur rôle dans les mutations de la ville contemporaine, d’agir enfin sur la (re) composition urbaine pour les générations à venir. Tout en gardant bien sûr à l’esprit que se côtoient en permanence dans l’espace urbain le nouveau et l’ancien, que la vie sociale est faite d’arrangements, d’ajustements, de bricolage ou de 'débrouille'.
Le recours systématique à de nombreux exemples, anciens ou contemporains, exotiques ou proches, a pour ambition, cette fois encore, de conduire les étudiants à “déterritorialiser” le regard qu’ils portent sur l’espace, en les invitant notamment à :
- apprendre à lire la ville et ses formes, - étudier l’évolution de la planification urbaine, - questionner les territorialisations et les ségrégations, - repérer les identifications et les assignations. - analyser les marques de la sociabilité et de la cohabitation, les appropriations, les usages comme les mésusages, les détournements ou les reconversions, notamment en raison de la désindustrialisation croissante que connaissent nos villes, - s’interroger sur l’opposition entre les usages planifiés (favoriser les parcours, augmenter la fluidité et la lisibilité du tissu, développer la mixité), ou contrôlés (éloigner les SDF, reconvertir les usines, les friches et les hôpitaux) et les usages qui sont plutôt de l’ordre du détournement ou du jeu, - découvrir en quoi l’espace urbain est investi de valeurs supplémentaires, de l’ordre de l’imaginaire, du festif, du convivial, de la contestation ou de l’éphémère, - se confronter à la question fondamentale de l’opposition entre espace public et sphère privée, actuellement en pleine transformation, - interroger la question difficile de la sécurité - réfléchir à l’opposition, toujours d’actualité, entre Tradition et Modernité, Nature et Culture, etc.
Ce cours abordera de nombreux thèmes en prise directe avec les préoccupations actuelles (et à venir) des futurs architectes. Pour ce faire seront étudiés plusieurs termes polysémiques dont l’utilisation paraît souvent encore bien hésitante !
LES MODULES DE COURS
QUELQUES RAPPELS : LA QUESTION DE L'AUTRE – L’ANTHROPOLOGIE DE L'ESPACE COMME DISCIPLINE TRANSVERSALE
1/ TRADITION ET MODERNITÉ
Tradition et légitimité Tradition, coutume, habitude, convention, moeurs, usages - L’exemple de la tradition japonaise - Mode et Modernité - Modernité et Histoire - Moderne et Contemporain - Le type et le modèle – Mouvement moderne et Postmodernisme en architecture.
2/ ORDRE SOCIAL ET SYSTÈMES POLITIQUES - L'ESPACE COMME FIGURE ET INSTRUMENT DU POUVOIR
La politique et le politique - La légitimité - Les conditions d’accès au pouvoir - Les différents types d’’organisation politique - L’état-nation moderne - Quelques exemples (l’Egypte pharaonique, l’Empire inca, Maisons de chefs) - Espace centré, espace linéaire - Pékin, Versailles, Paris - L’architecture totalitaire - Du local au global, les villes mondes.
3/ LE SYSTÈME DES CASTES - SEGREGATION, INTEGRATION
Géographie - 2 systèmes : Varna et Jati - Isogamie - Hypergamie - Hypogamie - L’inscription spatiale des castes - Bénarès comme Microcosme - L’Inde moderne - Ségrégation urbaine - Intégration sociale
4/ NATURE vs CULTURE
La culture ou les cultures ? Une nature ou des natures ? Les 4 ontologies selon Philippe Descola - Terroir et territoire - La nature comme construction sociale – Culture de la nature, nature de la culture - L'environnement - L’invention du paysage.
5/IDENTITÉ - IDENTIFICATION, ASSIGNATION, RELÉGATION, SÉGRÉGATION
Le semblable et le différent – L’identification - La question de l’autochtonie – Une pensée de l’Être et non une pensée de l’Autre- Le vernaculaire et le patrimonial - Architecture locale et internationale - Identification / Assignation / Relégation / Ségrégation.
6/ SÉCURITÉ - SÉCURITAIRE - LA SOCIÉTÉ DE CONTRÔLE
Retour sur l’autorité avec Foucault - Pouvoir juridique, pouvoir disciplinaire, pouvoir sécuritaire - La société de contrôle - Surveillance, enfermement, probation (Razac) - Sécurité et espace public - La question de la résidentialisation.
7/ CORPS - MAISON - COSMOS
Quel corps ? - Dualité corps objet / corps sujet - Les cinq sens – Le corps, fonctionnalité et symbolique - La Coenesthésie, le Schéma Corporel, la Gestalt - Aspects culturels - Pudeur, décence, intimité – Corps, Maison, Cosmos : Minangkabau, Inuit, Lunda, Laboya - Corps humain, corps urbain - Biomorphisme.
8/ LA QUESTION DU GENRE - HIÉRARCHIES ET POLARITÉS
Le social et le biologique - Image et statut - Identification, assignation - La yourte mongole - La tente touareg - Les Hopis d'Arizona - Le shabono Yanomami - La maison malaise au Kelantan - Retour chez nous...
9/ FONDER, ORIENTER - LIEUX, LIMITES ET SEUILS
Fondation - Le Japon - Cosmogonie et orientations - La grille chinoise - La Grèce et Rome - Bastides et villes zähringiennes - La grille américaine - Washington - Utopies américaines - Chandigarh, Brasilia - Hauts-lieux et bas-fonds